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La main comme objet de méditation

Au sommet des Voirons, un monastère baigné de paix accueille le pèlerin. Chaque arrêt ici ressemble à un moment d’éternité. Dans le silence, avec la Vallée Verte à ses pieds, et la chaîne du Mont-Blanc en face de soi, l’âme s’élève presque sans effort. On entre tout naturellement en recueillement, avec pour point d’ancrage la respiration, nos paysages intérieurs, ou quelques-unes des merveilles que recèle ce lieu à la fois sobre et chaleureux.

Ce matin-là, après une vivifiante marche en pleine nature le long de la crête qui offre une vue plongeante sur le bassin genevois et d’où le Salève ressemble parfois à une grosse baleine émergeant des brumes automnales,  le sanctuaire «Notre Dame des Voirons» m’a comme prise par la main. Des saints personnages représentés en peinture, ces sont les mains qui ont capté mon regard et mon attention. Elles sont devenues objet de méditation, immobiles en vérité mais comme  frémissantes dans le silence.

Au coeur de ma mémoire, elles ont pointé du doigt un texte de Christiane Singer dont la lecture me bouleverse à chaque fois comme la première fois.

En images et en mots… voici de quoi nourrir, si vous le souhaitez, une prochaine méditation.

Quand je demande à ceux que je rencontre de me parler d’eux-mêmes, je suis souvent attristée par la pauvreté de ma moisson. On me répond: je suis médecin, je suis comptable… j’ajoute doucement: vous me comprenez mal. Je ne veux pas savoir quel rôle vous est confié cette saison au théâtre, mais qui vous êtes, ce qui vous habite, vous réjouit, vous saisit? Beaucoup persistent à ne pas me comprendre, habitués qu’ils sont à ne pas attribuer d’importance à la vie qui bouge doucement en eux.

On me dit:  je suis médecin, ou comptable, mais rarement: ce matin, quand j’allais pour écarter le rideau, je n’ai plus reconnu ma main… ou encore: je suis redescendue tout à l’heure reprendre dans la poubelle les vieilles pantoufles que j’y avais jetées la veille; je crois que je les aime encore… ou je ne sais quoi de saugrenu, d’insensé, de vrai, de chaud comme un pain chaud que les enfants rapportent en courant du boulanger. Qui sait encore que la vie est une petite musique presque imperceptible qui va casser, se lasser, cesser si on ne se penche pas vers elle?

Les choses que nos contemporains semblent juger importantes déterminent l’exact périmètre de l’insignifiance: les actualités, les prix, les cours en Bourse, les modes, le bruit de la fureur, les vanités individuelles. Je ne veux savoir des êtres que je rencontre ni l’âge, ni le métier ni la situation familiale: j’ose prétendre que tout cela m’est clair à la seule manière dont ils ont ôté leur manteau. Ce que je veux savoir, c’est de quelle façon ils ont survécu au désespoir d’être séparés de l’Un par leur naissance, de quelle façon ils comblent le vide entre les grands rendez-vous de l’enfance, de la vieillesse et de la mort, et comment ils supportent de n’être pas tout sur cette terre. (…)

Vous le savez tout comme moi: ce qui reste d’une existence, ce sont les moments absents de tout curriculum vitae et qui vivent de leur vie propre; ces percées de présence sous l’enveloppe factice des biographies. »

Ce texte de Christiane Singer est issu de la Lettre à un ami
par laquelle débute son roman intitulé
« 
Les sept nuits de la reine », chez Albin Michel